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Leur ami kadhafi / par seb partie 1 ( 1979- mars 2011)

Partie 1 ( 1979- mars 2011)

L’histoire est en marche. Le régime autocratique libyen est renversé, la foule est dans la rue, la joie est palpable, des jours meilleurs s’annoncent. Un système archaïque est en train de laisser la place à une ère nouvelle et la Libye va enfin trouver sa place dans le concert des nations. Nous sommes en septembre 1969, Kadhafi vient de prendre le pouvoir… L’histoire serait-elle un éternel recommencement ?

Nous ne répondrons pas ici à cette délicate question. Nous nous interrogerons plutôt sur cette tendance qu’ont certains de nos intellectuels à soutenir les régimes les plus insoutenables, à la recherche perpétuelle d’une société meilleure et qui se révèle toujours pire que celle dans laquelle ils vivent.

Souvenons-nous de ces soutiens aveugles à l’URSS, à la Chine populaire, à Cuba, aux Khmers rouges. La Libye de Kadhafi a elle aussi eu ses admirateurs. Certes, ils ont été peu nombreux mais ils ont laissé des traces écrites. Nous retiendrons dans notre étude trois livres. Le premier d’Anne-Marie Cazalis, est paru cinq ans après la prise de pouvoir du colonel, en 1974, et s’intitule Kadhafi, le templier d’Allah. Le second,  Le syndrome Kadhafi , est l’œuvre de deux universitaires, Robert Charvin et Jacques Vignet-Zurz, et a été publié lorsque le régime libyen était en quelque sorte à son apogée, en 1987. Quant au dernier, paru en 2004, après trente cinq ans de dictatures, il s’intitule Dans le concert des nations, et est un recueil d’entretiens d’Edmond Jouve avec Mouammar Kadhafi. Tous ont en commun d’être des textes faisant l’apologie de Kadhafi et de son régime. Tous ont en commun d’avoir été écrits par des personnes que l’on peut supposer cultivées et informées, une écrivaine et trois universitaires.

En 1974 paraît donc Kadhafi, le templier d’Allah aux prestigieuses éditions Gallimard. L’auteur, Anne-Marie Cazalis, aujourd’hui décédée, est à la fois journaliste, poétesse et romancière. Tout au long de l’ouvrage, le culte qu’elle voue à ce jeune colonel semble sans limite.

Certes, elle lui reconnaît parfois quelques défauts, mais ceux-ci sont minimes par rapport à ses qualités. Cet homme est hors du commun, il est un leader né. Déjà, dans sa jeunesse « ses compagnons le suivent et l’admirent comme s’il était d’une essence supérieure » et sa « ferveur est telle qu’elle en impose à ses camarades, à ses professeurs ». D’ailleurs, « la justesse de son raisonnement, la vigueur de ses formules étonnent » (p.119) et il ne faut pas oublier qu’il « est né chef » (p.123).

Tout au long du texte, les formules démesurées se suivent les unes après les autres : « Kadhafi c’est l’utopie à l’état pur » (p.75), « Kadhafi-le-rêveur est aussi un homme simple et juste, un croyant socialiste, tout le contraire d’un despote, d’un tyran, d’un roi » (p.76), « il est […] en avance sur le temps qui vient » (p.76), « Kadhafi sait qu’il est le précurseur du monde arabe en gestation » (p.79). Il est vrai que cela peut faire sourire aujourd’hui au vu de l’évolution actuelle du monde arabo-musulman. Mais ce n’est pas tout, « ses yeux filtrent l’infini, ses doigts le sable, et sa pensée accroche le Coran » (p.85).

Cependant, ce portrait idyllique est nuancé car notre auteur reconnaît tout de même qu’ « il n’est peut-être pas saint ». Pour juste ensuite affirmer : « mais il est sain. La sainteté de l’esprit entraîne la santé du corps, et la santé du corps entraîne la sainteté de l’âme » (p.85). Il nous faut donc « comprendre que Kadhafi n’est pas un archaïsme mais un homme de l’éternel, et peut-être de l’Eternel » (p.85). Tout est dit… ou presque : « Merveilleux Kadhafi ! Mélange de naïveté et de calcul, de candeur et de passion, d’enthousiasme et de sauvagerie, de générosité et de pénétration… » (p. 138).

En 1973, le colonel Kadhafi, sur le modèle contemporain de la Chine maoïste, lance sa « révolution populaire et culturelle » dont les excès ne semblent pas perturber plus que cela notre auteur. Elle nous en donne tous les détails sans la moindre critique. Kadhafi a créé des comités populaires dont elle reconnaît elle-même qu’il « n’a cessé de contrôler l’action » (p.151). Leur but est de remplacer les autorités politiques, professionnelles et universitaires. Ils sont le peuple, ils ont raison.

Ainsi, alors qu’un médecin est en train d’opérer, les membres locaux du comité populaire pénètrent dans la salle d’opération, au grand dam du médecin, et touchent les instruments aseptisés. « Le chirurgien n’a manifestement pas compris que la Libye a changé de régime. La médecine non plus ne peut plus se faire comme avant. Le comité populaire de l’hôpital prend l’affaire en main, lui dit comment il doit procéder pour guérir cette hernie » (p.147).  Ces comités sont chargés également de « persécuter les célibataires » en les chassant notamment « des appartements qu’ils occupent » (p.150).

L’ordre leur est également donné « d’organiser partout des autodafés dans lesquels devaient être détruits tous les livres importés » (p.149). Le message ne peut être plus clair : « Mort aux mots ! » et donc « les librairies sont investies, les bibliothèques pillées » (p.149). Toute opposition au régime doit être non seulement nommément salie (« malades politiques », « parasites ») mais également balayée.

« La création des comités va avoir raison de ces éléments négatifs. Elle commence par une épuration visant principalement les éducateurs, les médecins, les ingénieurs, toutes catégories connues pour leurs réactions négatives à l’égard des projets caressés par le colonel » (p.152). On ne s’attaque donc pas à de simples opposants, mais à des catégories de prétendus opposants.

D’ailleurs « Kadhafi a reconnu qu’un certain nombre d’ennemis du peuple avaient été mis sous les verrous. Ce n’est pas forcément pour longtemps ; certains peuvent sortir après avoir été rééduqués » (p.151). Toujours cette volonté de rééduquer, de faire un homme nouveau si chère à tous les régimes totalitaires…

Ce qui est surprenant, c’est que l’auteur porte non seulement Kadhafi aux nues, mais elle fait également corps avec lui dans son anti-occidentalisme et dans sa haine des Juifs. A propos de ces derniers, Anne-Marie Cazalis rappelle qu’après la défaite arabe lors de la guerre des six jours de 1967, l’ « arrogance des Juifs est à son comble […]. L’Égypte est à genoux, la Syrie écrasée, Jérusalem livrée aux pires infidèles » (p.128).

D’ailleurs, si « Kadhafi n’aime pas le communisme [c’est qu’] il renâcle à s’unir avec des gens qui professent une doctrine marxiste inventée par deux Juifs » (p.139). Et « lorsqu’il prêche la haine contre le sionisme, il sait qu’il n’est pas un Arabe qui ne le suive, car il sait trouver les mots pour attiser cette haine » (p. 134). On est finalement soulagé d’apprendre quelques pages plus loin que « sa politique, il l’a solennellement déclaré, est universellement neutraliste. Il n’entend à aucun moment devenir un agresseur » (p.140).

Quant aux Occidentaux, leur portrait n’est pas des plus glorieux : « quel Occidental épaissi de viande et d’alcools, bourré de mass media et d’anesthésiants divers, assommé de messages publicitaires et idéologiques, opacifié de matérialisme dépersonnalisant et de comptabilités dérisoires pourrait le comprendre ? » (p.85). Excellente question…

A l’opposé, Kadhafi est pur car « il a horreur des boissons étrangères » (p.135), l’intérieur de sa sobre villa est « arabe, sans aucune concession au décor occidental » (p.135). Et quand il définit la nation arabe, « Kadhafi va jusqu’à parler – horrible horreur ! – de forme de crâne et de menton, de types de visage et de couleurs de peau. Mais il le fait en toute innocence et se moque de ce que pensent les Européens lorsqu’on tient ses propos devant eux ». (p. 102). Comme dans son discours arabisme et islam se confondent, « bien entendu, l’Afrique noire est exclue de cette appartenance. Il n’échappe qu’aux daltoniens qu’elle est raciale avant d’être religieuse » (p. 103). De tels propos feraient sûrement scandale de nos jours.

C’est en 1987 qu’est publié Le syndrome Kadhafi aux éditions Albatros. Le régime est désormais bien installé, la Libye s’est rapprochée de l’Union soviétique, son principal fournisseur en armements, et le pays est régulièrement accusé d’être un sanctuaire du terrorisme international.

C’est donc pour faire face aux critiques que deux universitaires, Robert Charvin et Jacques Vignet-Zuns, prennent ouvertement la défense du régime libyen. Jacques Vignet-Zuns nous est présenté comme un chercheur du CNRS spécialisé en sociologie et en ethnologie. Quant à Robert Charvin, il est, à cette époque, professeur en droit à l’université de Nice et doyen honoraire de la Faculté de droit et des sciences économiques de Nice. Proche du parti communiste et de la mouvance tiers-mondiste, il est connu pour apporter son soutien indéfectible à des États aussi démocratiques que la Libye ou la Corée du Nord.

Leur ligne de défense ne consiste pas à vanter à longueur de page le régime libyen, il s’agit plutôt de démontrer que la Libye est victime de l’Occident et que c’est ce dernier qui est porteur de tous les maux. Le but évident de cette manœuvre est de minimiser la dangerosité du régime  libyen, ou, plus exactement, de la nier. Cet axe de défense n’est pas nouveau, il a été utilisé par nombre d’intellectuels pour défendre l’Union soviétique ou la Chine populaire. Elle est encore utilisée de nos jours par les défenseurs de l’Iran ou de Cuba.

Puisque la Libye est accusée de pratiquer le terrorisme, il faut décrédibiliser la lutte contre le terrorisme. Et pour y parvenir, nos auteurs empruntent le chemin suivant :

– d’abord, rappeler que cette lutte contre le terrorisme est d’origine douteuse. En effet, « c’est Pierre Laval, le futur chef du gouvernement de l’État français, collaborationniste du nazisme, qui, le 9 décembre 1934 dépose devant la SDN un mémorandum contenant pour la première fois les bases d’une convention internationale en vue de la répression des crimes du terrorisme » (p. 109). De même, Mussolini, toujours à la SDN, considère qu’un terroriste n’est rien d’autre qu’un « vulgaire bandit » (p. 109). Ainsi, toute personne opposée au terrorisme peut être suspectée d’être un fasciste. A partir de là, tout débat est biaisé.

– ensuite démontrer que les ravages des attentats ne sont finalement rien par rapport à toutes les souffrances du Tiers Monde : « L’attentat, lorsqu’il se produit, est fortement majoré comparé aux autres violences des sociétés contemporaines. C’est par milliers que meurent de malnutrition ou de maladie, les populations du Tiers Monde sans soulever d’indignation occidentale » (p. 109). Ce qui est faux puisque l’opinion occidentale se mobilise depuis de nombreuses années pour venir en aide aux pays du Tiers Monde. Dès les années soixante-dix, le mouvement humanitaire se développe avec son lot de concerts (dont l’apogée est le concert contre la famine en Éthiopie en 1984) ou d’associations. Mais il faut bien garder l’illusion d’un Occident égoïste. « Il demeure que la mort due à la violence politique est vécue comme le comble de l’horreur et l’Occident se sent, à l’occasion, martyr innocent d’un monde injuste à son égard » (p. 109).

– d’ailleurs, l’Occident n’est pas aussi innocent qu’il le croit, les actions des États-Unis et d’Israël dans le monde sont bien pires qu’un « petit attentat au coin d’une rue » (p. 110). Face à cette barbarie occidentale, à cette puissance technologique,  « le « terrorisme » est une arme de pauvres » (p. 110). Bref,  David contre Goliath.

– afin de brouiller les cartes et de mettre le doute, nos auteurs ridiculisent les études portant sur le terrorisme qui vont à l’encontre de leurs idées. Notamment celles qui parlent d’une « internationale terroriste ». Souvenons-nous, à l’époque, l’Union soviétique était suspectée d’être derrière cette « conspiration mondiale » (p. 112) et que des pays comme la Libye en était que les intermédiaires. Aujourd’hui, avec l’ouverture partielle des archives dans les anciens pays communistes, nous avons la confirmation que ces régimes ont apporté un soutien souvent indirect à de nombreuses organisations terroristes. Par exemple, la RDA a servi de base de repli à la Fraction armée rouge allemande. Donc, cette notion de conspiration communiste, bien que souvent exagérée n’est pas du seul ordre du fantasme comme le laissent penser nos deux universitaires. Quant à la Libye, il ne fait aujourd’hui aucun doute qu’elle a abrité sur son sol et financé une myriade d’organisations terroristes. Kadhafi l’a lui même reconnu.

– précurseurs de nos aficionados de la théorie du complot post- 11 septembre, nos deux auteurs inversent la problématique et posent cette douloureuse question : « à qui profite le crime » ? Et là, aucun doute, il profite à nos gouvernants occidentaux pour lesquels « le terrorisme est infiniment stabilisateur de l’ordre établi » (p.114). En effet, « le terrorisme permet, surtout, le développement d’une idéologie sécuritaire légitimant toutes les atteintes aux libertés classiques et toutes les violences à finalité conservatrice. » (p. 114). Difficile d’imaginer que ces lignes ont été écrites il y a près de 25 ans tellement elles semblent contemporaines.

– le pauvre Kadhafi et son pays ne sont finalement que les victimes innocentes non pas des Occidentaux dans leur généralité, mais des Américains : « L’identification entre Libye, Kadhafi et « terrorisme » est totale en Occident. Elle a pour origine les États-Unis » (p. 115). Ceux sont eux qui sont à la base de toute cette agitation !

– et ce sont ces mêmes Américains qui contrôlent l’opinion mondiale avec leurs médias complices : « Les médias […] liés aux grands groupes de presse, à la recherche permanente de thèmes faciles créant autour d’eux un certain consensus, et en relation (par voies diverses) avec les intérêts nord-américains, ne travaillent pas dans la nuance : ils réservent à la Libye et à M. Kadhafi le quasi-monopole du terrorisme international » (p. 115).

Finalement, comme nous l’avons vu ces dernières années pour Ben Laden, Kadhafi n’est en fin de compte que la victime des États-Unis et des Occidentaux. Les rôles se retrouvent donc inversés. Et s’il n’est pas le lieu ici de déterminer quelle est la responsabilité des Occidentaux dans les problèmes mondiaux, il est choquant de constater que les auteurs cherchent, avant tout, à protéger, à défendre un dictateur par anti-occidentalisme. Et toute critique de Kadhafi devient impossible car, pour ces mêmes auteurs, l’anti-kadhafisme est à la fois une « pathologie » (p. 107), une « paranoïa occidentale » (p. 125), une « forme d’anti-tiersmondisme » (p. 126) et une « manifestation de l’arabophobie et de l’islamophobie traditionnelle » (p. 131). Rien que ça…

Ils regrettent par ailleurs que « les propagandes occidentales en définitive couvrent toutes les clientèles politiques : […] pour les électeurs de gauche, la dimension religieuse de la Révolution libyenne [suscite] dans les milieux laïcisés une réaction de rejet […]. Pour les électeurs de droite, leur propre racisme anti-arabe et la mise en cause des intérêts européens ou américains, suffisent » (p. 139).

Cependant, se rassurent-ils, un vent nouveau est en train d’arriver : « Aux dépens de la « Libye-menace » est apparue une « Libye-victime ». Les premières réactions de solidarité (manifestations en Italie, en RFA, articles de presse dans L’Humanité en France, etc.…) se sont produites au profit de la Révolution libyenne » (p. 146). Nous noterons pour finir que, décidément, L’Huma est toujours dans les bons coups…

Les années 90 ont été difficiles pour la Libye et son fougueux colonel Kadhafi. A la suite de ses condamnations pour les attentats de Lockerbie (1988) et du vol du DC-10 d’UTA (1989), le pays est sous embargo et se retrouve isolé diplomatiquement. Mais les attentats du 11 septembre 2001 changent la donne et, face à la menace Ben Laden, l’Occident change son fusil d’épaule pour se rapprocher de l’ex-infréquentable dirigeant libyen.

En 2003, l’embargo est levé et en juin 2004 l’ambassade des États-Unis ouvre à nouveau ses portes. Cette même année sort Dans le concert des nations aux éditions de L’Archipel. Ce livre est rédigé par Edmond Jouve, grand admirateur de Kadhafi (« A chaque rencontre le magnétisme du colonel m’impressionne » (p. 12)), mais également professeur de science politique à la faculté de droit de l’université René-Descartes à Paris.

Cet ouvrage n’est en réalité rien d’autre qu’un ouvrage de communication (ou de propagande, la limite est floue) en vue de présenter le colonel Kadhafi comme un personnage fréquentable, qui a changé, et son régime comme un rempart face à l’islamisme rampant. Cependant, cela n’a pas dû être trop compliqué pour Edmond Jouve d’aller dans ce sens tant son admiration pour le « Guide » est grande. En effet, c’est ainsi qu’il dénomme Kadhafi tout au long de l’ouvrage. Plus d’une vingtaine de fois. Même si c’est son titre officiel en Libye, rien ne l’obligeait à nous resservir cette appellation quasiment à toutes les pages. Il existe d’autres manières de nommer un individu malgré ses titres.

De même, l’auteur insiste bien sur les ovations que reçoit Kadhafi à chacune des ses apparitions publiques. « Le père de la révolution, Kadhafi en personne, est parmi nous, suscitant de longues acclamations, qu’il se résigne à interrompre après vingt bonnes minutes. » (p. 15). « Ses propos sont salués par des salves d’applaudissement » (p.15). « Il quitte la salle sous les ovations » (p. 16). « Même enthousiasme, mêmes tonnerres d’applaudissements. Il vient, une fois encore, instruire les participants provenant des quatre coins du monde » (p. 41). Et au cas où nous n’aurions pas compris, quelques pages plus loin : « Même délire d’applaudissement. Il vient, une fois encore, instruire les participants » (p. 45). Cet homme dont le « magnétisme personnel dégage les énergies, suscite l’enthousiasme grâce à sa conviction et à son verbe » (p. 43).

Nous voyons ainsi combien son peuple l’aime et l’effet que provoque la puissance de sa pensée sur ceux qui l’écoutent. D’ailleurs, cette intelligence hors norme est elle aussi mise en avant : « devant son sens de l’observation et son intelligence » (p. 20), « il se souvient de la puissance de réflexion de son ami Mouammar » (p. 20). Nous avons donc ainsi à faire à un homme exceptionnel : « Mouammar Kadhafi est un visionnaire » (p. 69), « Chez Kadhafi, il y a du prophète » (p. 81), « la destinée de Mouammar Kadhafi est trop exceptionnelle » (p. 92).

Sa part de mystère n’est pas encore entièrement dévoilée : « Quel est cet homme qui, après avoir fait trembler l’univers, suscite aujourd’hui respect et même louange ? » (p. 137). Une chose est certaine, il s’inscrit dans la droite lignée des Napoléon, Nasser, Castro et Che Guevara (p. 79)  ainsi que des Voltaire, Rousseau, Diderot (p. 138). Digne héritage.

Après tout, on pourrait aisément pardonner l’admiration béate de notre auteur pour Kadhafi si, de l’autre côté, il condamnait, de manière la plus infime, le régime libyen. Mais il n’en est rien. Pas un mot sur cette dictature. Bien au contraire, il considère qu’ « il a conçu une forme de démocratie directe à travers les congrès populaires et les comités populaires » (p. 81). Nous avons vu de quoi étaient capables ces comités et qui les dirigent en réalité dans le livre d’Anne-Marie Cazalis.

Plus loin, Edmond Jouve affirme tranquillement : « La Libye est actuellement gouvernée par le peuple, seul détenteur du pouvoir. Il n’a donc pas d’opposition. Chaque citoyen peut, s’il le souhaite, exprimer son avis dans les congrès populaires de base, en toute liberté. Le peuple, émancipé, n’a pas besoin de tutelle. Il n’existe pas de prison politique » (p. 87-88).

Comment un professeur de science politique peut-il écrire ses lignes ?  Comment un professeur d’université peut affirmer le plus sérieusement du monde à propos du Livre vert de Kadhafi que c’est « un livre dont les propos – s’ils étaient vraiment pris un peu au sérieux – pourraient changer le monde » (p. 137). Là non plus, aucune critique négative de ce texte aujourd’hui brûlé par les manifestants.  A ce niveau-là, on ne peut plus parler de naïveté mais de complicité.

Il manque cependant dans cet ouvrage la petite touche antioccidentale si chère à nos tiers-mondistes habituels. Certes, au détour d’une phrase, nous avons droit à cette « arrogance des Occidentaux et à leurs fausses valeurs : la cupidité, le goût des combinaisons financières louches, le mépris du tiers monde » (p. 80). Mais cela n’ira guère plus loin étant donné que l’ouvrage est destiné à séduire avant tout ces mêmes Occidentaux. Kadhafi n’est plus un ennemi, mais un ami car « il souhaite en finir avec l’isolement du passé » (p. 83). Oublié ses liens avec le terrorisme, oublié son ancienne alliance avec l’Union soviétique, le Kadhafi nouveau est arrivé et l’histoire est réécrite : « Si Kadhafi est radicalement opposé au marxisme-léninisme, il rejette avec la même force les mouvements intégristes » (p. 100). Et encore plus fort : « Il pourrait, en suivant un mouvement fondé sur la sagesse, devenir l’anti-Ben Laden » (p. 127). Si avec de telles positions l’Occident ne lui ouvre pas ses portes, c’est à ne plus rien comprendre. D’autant plus que « Kadhafi comprend mieux que personne le monde d’aujourd’hui. Il en fait partie intégrante » (p. 122). Déjà, à l’époque, contrairement aux autres chefs d’État, Kadhafi, lui, « attendait […] la chute de l’empire soviétique » (p. 98). Donc, le laisser de côté serait une faute impardonnable faîte à celui qui « a toujours éprouvé le plus grand respect pour les Nations unies » (p. 126).

Au final, cette opération de communication a été un véritable succès. Les Occidentaux ont fait preuves d’amnésie mais nous ne reviendrons pas ici sur leur attitude désolante face au dictateur libyen. Au moment où nous écrivons ces lignes, Kadhafi est toujours au pouvoir. Mais pour combien de temps encore ?

Le « Guide » est affaibli face aux manifestants et les Occidentaux qui ont miraculeusement retrouvé la mémoire, montrent leurs griffes. En revanche, les différents intellectuels qui ont soutenu durant des années ce régime sont actuellement très silencieux. Si le régime s’effondre, de nouvelles révélations seront sûrement faîtes sur ce qui n’est rien d’autre qu’une dictature.

Nous pouvons légitimement nous demander si ceux qui ont soutenu le régime, comme Robert Charvin, Edmond Jouve ou Jean Ziegler selon toutes vraisemblances, prendront leurs responsabilités, reconnaîtront leurs erreurs, auront au moins un mot d’excuse et un minimum de compassion pour les victimes du système Kadhafi. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir ce qu’ils ressentent actuellement face à ces événements.

En 2002, lors d’un entretien avec son « Guide », Edmond Jouve lui demande ce qu’il souhaiterait que l’histoire retienne de lui. Et voici sa réponse : « Que j’ai mis en œuvre la démocratie directe dans mon pays. Que mon peuple se dirige lui-même, sans gouvernement, sans députés, sans représentants » (p. 138).

A la vue des événements, il y a peu de chance que ce soit ce souvenir qui l’emporte chez les Libyens. Peut être qu’un jour ce peuple se dirigera « lui-même, sans gouvernement, sans députés, sans représentants ». Mais ce que nous lui souhaitons avant tout, c’est qu’il se dirige seul, sans Kadhafi.

auteur  : seb

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