Les morts de Ghouta
Pour Michel Pinton, il faut tirer les conclusions du dernier rapport de l’OPCW. Selon cet organisation inter-gouvernementale, ce n’est pas la République arabe syrienne, mais son opposition armée qui a fait usage de gaz sarin lors du massacre de la Ghouta, en août 2013. Par conséquent, si nous sommes logiques avec nous-mêmes, nous devons déclarer que cette opposition armée a franchi la ligne rouge et nous devons employer tous les moyens militaires en notre possession pour la neutraliser.
Les faits que je vais évoquer ici, ne sont pas anciens. Ils se sont produits il y a un peu plus de deux ans. Mais, après avoir fait la « une » de la presse, ils sont tombés dans un puits de silence et d’oubli. Ramenons-les brièvement à la vie.
En juin 2013, notre gouvernement, emboîtant le pas à Washington et Londres, lance soudain une mise en garde à Bachar El Assad. Il lui fait savoir solennellement que la retenue que la France s’est imposée depuis le début de la guerre civile, n’est pas intangible. Si le « dictateur syrien » s’avise à réprimer le soulèvement populaire par l’emploi d’armes chimiques, une « ligne rouge » sera franchie. En représailles, nos « Rafales » bombarderont les bases et dépôts de son armée, ce qui conduira à son effondrement rapide.
Deux mois plus tard, le 21 août 2013, les médias annoncent que Ghouta, un faubourg de Damas tenu par les insurgés, vient d’être attaqué au gaz sarin. On compte, selon les sources d’information, de 280 à 1720 victimes, presque toutes civiles.
Des commentaires horrifiés s’étalent dans la presse parisienne. L’opinion générale des éditorialistes, universitaires et porte-paroles de partis est que le « boucher de Damas » a voulu narguer la conscience universelle. Sa provocation est insupportable. Dans un appel retentissant, la directrice du journal « Le Monde » réclame une riposte armée. François Hollande fait aussitôt connaître sa détermination : il convoque nos chefs militaires à l’Elysée, approuve le plan de bombardements qu’ils ont établi et ordonne aux pilotes de Rafales de se tenir prêts à voler vers la Syrie en coordination avec les avions de nos alliés.
Mais l’expédition ne parvient pas à décoller. Les députés britanniques, qui n’ont pas oublié que Tony Blair leur avait menti dix ans plus tôt pour leur arracher l’autorisation d’envahir l’Irak, flairent la manipulation et refusent la participation anglaise. Barack Obama tergiverse. Le pape François, qui en sait plus long qu’il ne peut le dire, s’oppose à l’attaque occidentale avec vigueur. Finalement les Américains renoncent à la guerre. Hollande et Fabius se retrouvent seuls. Ne pouvant plus infliger à Bachar El Assad le châtiment promis, ils multiplient contre lui les condamnations morales et les sanctions politiques.
Pourquoi rappeler cet épisode ? Parce que l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OPCW), instance internationale qui regroupe la quasi totalité des Etats du monde, vient de terminer son rapport officiel sur le massacre de Ghouta. Il est le fruit de deux ans de travail. Les experts de l’OPCW ont analysé la nature du gaz qui a tué tant d’innocents, notamment par des prélèvements sur les corps des victimes. Leur conclusion est formelle : la composition de ce gaz est différente de celle que l’on trouve dans les stocks de l’armée syrienne. Bachar El Assad est innocent du crime qui lui a été imputé.
Le rapport ne s’arrête pas à ce constat. Il en fait un autre. Il s’intéresse aux armes chimiques que le colonel Kadhafi avait jadis fabriquées et entreposées dans le désert libyen. Une importante partie de son stock a été, après sa mort, vendue à des « groupes anti-Assad », transportée en bateau vers des ports turcs puis acheminée par la route jusqu’aux fiefs rebelles de Syrie. La composition du sarin libyen est la même que celle du sarin jeté sur Ghouta.
Voici nos dirigeants pris à contre pied. Non seulement ils se sont trompés sur l’identité du coupable mais ils sont dans une position moralement intenable. Si vraiment l’utilisation d’armes chimiques contre des civils est un crime contre l’humanité et si vraiment celui qui s’en rend responsable franchit la ligne rouge de la punition, qu’attend notre gouvernement pour châtier les rebelles syriens ? N’ont-ils pas aggravé leur responsabilité en empoisonnant une population qui était sous leur autorité dans le but cynique de nous entraîner à nous battre à leur profit ?
Mais notre gouvernement semble n’être au courant de rien. Hollande et Fabius continuent de reconnaître les chefs des insurgés comme seuls représentants légitimes du peuple syrien ; ils les reçoivent chaleureusement à Paris et leur prodiguent un soutien sans faille. Peut-être sont-ils trop accaparés par des tâches pressantes pour lire le rapport de l’OPCW ; peut-être estiment-ils qu’ils n’ont pas de temps à perdre dans une affaire presque oubliée ; peut-être jugent-ils inutile de lire ce document parce qu’il ne leur apprend rien : ils ont su à quoi s’en tenir depuis le début. En toute hypothèse, il est clair que, pour eux, la vérité et la justice n’ont pas leur place dans la politique étrangère de la France.
Quant à l’opinion publique de notre pays, elle reste dans l’ignorance de ce qui s’est réellement passé à Ghouta en août 2013. Les éditorialistes qui appelaient à la guerre contre Assad, se gardent bien de publier la moindre information sur les conclusions de l’enquête internationale. Ainsi protégées, les accusations de nos dirigeants, devenues mensonge d’Etat, continuent de prospérer. Tant pis pour la démocratie.