Les relégués de Charles Pasqua
Cet article de Libération est vieux de dix ans et la vidéo de France 24 de cinq ans, mais le problème reste d’actualité. Ces Français ont été déportés au Burkina Faso — un Guantanamo avant l’heure — sur simple décision administrative prise par Pasqua, sans aucune raison valable, sans preuves, sur de simples informations d’indicateurs et sans jugement. Cette affaire est née d’une collaboration étroite voire d’une collusion criminelle entre Pasqua, son homme de main Marchiani et le général Smaïn Lamari de sinistre mémoire, tous deux décédés depuis, sans que le sort de ces malheureux ne soit clarifié. Ainsi va la vie dans le pays des droits de l’homme. C’est d’autant plus choquant et injuste que de vrais terroristes du GIA (infiltration de l’état) ont été exfiltrés et protégés par la France… D’aucuns, de pauvres imbéciles ignares, continuent d’affirmer que le complot n’existe pas.
Les relégués de Pasqua
ENQUETE :
Soupçonnés de sympathies islamistes, ils ont été expulsés en urgence en 1994 par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua. Expédiés au Burkina Faso. Depuis, six d’entre eux sont coincés là, «oubliés» de la justice. Ils réclament l’abrogation de l’arrêté qui leur interdit de rentrer.
Les autres l’appellent avec respect «le Vieux», ou «Maître». Ahmed Simozrag, 63 ans, reçoit à Ouaga dans sa villa de la zone du Bois. Couscous et jus de bissap. Un garde, militaire burkinabé en civil, dort sur sa terrasse et prend l’identité des visiteurs. «Maître» ne sort guère. Il passe ses journées, et ses nuits, à écrire, sur Internet, ou plongé dans un livre. Quand il est arrivé à Ouaga, en 1994, il avait les cheveux foncés. Ils sont blancs maintenant. «Vous avez déjà vu une peine sans procès ?, demande-t-il. Dix ans d’exil sans preuve ni jugement, ça fait mal ! On aurait préféré être coupables, on serait sortis depuis longtemps. C’est une prise d’otages.
Comme un bannissement. Une sanction d’un autre âge.»Dans le même quartier résidentiel, de l’autre côté d’un terrain de foot poussiéreux, vit, également en reclus, le Marocain Mohammed Chellah. A 58 ans, Chellah sert un délicieux jus fraise-pomme- orange : en onze ans, il a eu le temps de peaufiner la recette. Sur sa télé, un autocollant : «Qui parle de moi perd son temps.» «Je suis comme un fou», dit Chellah. Loin de sa femme et de ses huit enfants laissés sans ressources en France, Chellah assure : «On est fatigué. Ici, je ne fais rien. Je suis malade de l’estomac. Le docteur m’a dit « Tu penses beaucoup et tu ne guéris pas. Faut que tu retournes voir tes enfants. »» Chellah réclame justice : «Moi, je ne bouge pas. Vous m’avez amené avec l’avion, vous me ramènerez là-bas.»Au centre de Ouaga, Mohammed Doumi, 57 ans, a ouvert une cafétéria. Jus de fraise et de mangue. En août 2000, Doumi a écrit au juge antiterroriste parisien Jean-Louis Bruguière. «Frappé par l’arbitraire et l’injustice, déporté, humilié et expulsé, accusé sans aucune preuve formelle», Doumi demande «auprès de votre esprit éclairé» une inculpation qui permettrait de savoir ce qu’on lui reproche en vain. Il a écrit à Chirac, précisant «je n’ai pas été un Rambo de bars, ni Papin des jardins, ni voyou des banlieues» en vain. Il a tenté sept fois de quitter le Burkina Faso avec de faux passeports. Il s’est appelé Jojo Richard d’Afrique du Sud, Abdouramane Salifou ou Sidi Mohamed ben Mohamed du Niger. Refoulé partout, de Moscou au Ghana. «Pasqua payera cher devant Dieu», assure Doumi, qui évoque «onze ans d’angoisse loin de chez toi ; on te vole ta vie».«Le Burkina paye»
Le 31 août 1994, pour répondre au meurtre de cinq Français en Algérie que le pouvoir attribue au GIA (Groupe islamiste armé), Charles Pasqua, ministre RPR de l’Intérieur, ordonne l’expulsion de vingt personnes assignées à résidence dans une caserne désaffectée à Folembray (Aisne). Tous algériens, sauf Chellah. Direction, le Burkina Faso. Le «pays des hommes intègres» devient celui, non choisi, des hommes intégristes, ou réputés tels. Islamistes ou sympathisants, ou rien du tout, expulsés sur la foi de vagues indications des Renseignements généraux, le gouvernement Balladur les accuse d’«activités susceptibles de présenter des dangers pour la sécurité de nos compatriotes» et Pasqua sort un argument béton : «Est-ce que je dois attendre que des bombes éclatent dans notre pays et que des Français soient assassinés ici pour intervenir ?»Depuis, quatorze d’entre eux ont quitté le Burkina, en 1996 pour la plupart, encouragés par les autorités, qui ont fourni faux passeports, billets d’avion et prime de départ, «d’abord 1,5 million de francs CFA, puis 3, puis 6», racontent-ils (soit 2 300 euros, puis 4 600, et enfin 9 200). Ils sont en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. Les six autres restent piégés au Burkina : ils n’ont pas obtenu l’annulation de l’arrêté d’expulsion en urgence absolue, et refusent une fuite en douce comme les autres. Cinq sont pris en charge par le régime du président Blaise Compaoré : logement, téléphone et électricité payés, plus 400 000 F CFA (600 euros) mensuels. «C’est le Burkina qui paye», assure une source proche du pouvoir. On imagine mal que la France ne rembourse pas la note, tant le pays est un des plus pauvres d’Afrique. Des centaines de milliers d’euros dépensés. Jusqu’à quand ? «La balle est dans le camp des autorités françaises. On ne sait pas si ça va se régulariser, assure un officiel burkinabé. Ici, ils ne sont ni en prison ni en résidence surveillée. Ceux qui restent sont ceux qui n’ont nulle part où aller, qui voulaient repartir en France où ils ont toute leur famille et leurs biens.»
Ahmed Simozrag, avocat au barreau d’Alger, installé à Paris en 1977, se désespère : «Depuis onze ans, je me demande pourquoi je suis ici.» Lors de l’expulsion, l’avocat du ministère français de l’Intérieur affirmait que Me Simozrag «se trouve au coeur d’une nébuleuse dont au moins une partie a recours au terrorisme», ce qu’il conteste. Partisan d’un régime islamiste en Algérie «qui respecte l’Etat de droit», il défendait les dirigeants du FIS. «Ils ont été libérés, je suis toujours là.» Il a laissé à Paris sa femme et huit enfants, tous français.Sa fille Razika a décidé de se bouger : «Si on n’agit pas, ça peut durer jusqu’à la mort de mon père, dit-elle. Car tout le monde s’en fout. Or, ça touche toute la famille ! Est-ce juste, dans un pays où on défend les droits des enfants, d’être privé d’un père ? On souffre tous d’un déséquilibre. Une vraie galère. Manque d’argent. Manque d’autorité paternelle : ma mère, on l’a un peu piétinée. Ce qui m’a le plus traumatisée, c’est l’absence d’explication de mes parents. Il faut dire qu’ils n’en avaient pas.» Son père est parti quand elle avait 10 ans. Elle en a 21. «Vous ne pensez pas que c’est suffisant ? Il a subi une sanction pour ses choix politiques. Mais il n’a commis aucun acte de violence!» Razika a écrit, fin janvier, au ministère de l’Intérieur français. Qui lui réclame des papiers avant de reconsidérer l’affaire. «Certains ont fait une demande d’abrogation de l’arrêté d’expulsion, on est en train d’examiner très attentivement leurs requêtes», nous a-t-on expliqué au ministère.« C’est une guerre d’usure ; ils attendent qu’on craque. Souvent, je me dis : c’est un cauchemar. Demain, je me réveille, ça n’a pas existé », raconte Soufiane Naïmi, le plus jeune de ces oubliés de la République. Arrivé à Ouaga à 23 ans, Soufiane s’est bien intégré : cadre commercial, marié à une Burkinabé, il a obtenu la nationalité, a deux enfants de 1 et 4 ans. Sa vie, d’une certaine manière, est à Ouaga.
Mais il aimerait pouvoir retourner à Sartrouville. Ses parents veulent venir, il leur dit : « Pas la peine, dans un mois, je suis en France!» Ça dure depuis onze ans. Soufiane a eu le tort de fricoter à Sartrouville avec les militants islamistes de la Fraternité algérienne en France (FAF). Ça vaut onze ans de relégation ? Naïmi : « La justice ne nous a jamais cherchés. Mais nous, on cherche la justice! »« Un caillou dans leur chaussure »Coincé entre Ubu et Kafka, Doumi assure pourtant : «On ne perd pas espoir. On croit toujours à la France.» Doumi vendait des fruits et légumes à Marseille. On l’a arrêté un matin d’août 1994. «Ils m’ont dit « Tu soutiens le GIA ! » Mais y a rien, je te jure mon frère. Ils n’ont pas fait d’enquête approfondie sur les personnes. J’étais au FLN jusqu’en 1988 et je me retrouve avec une fausse étiquette d’intégriste, islamiste, terroriste!» Doumi a quitté à Marseille une femme et une fille de 9 mois. Elle a 11 ans maintenant. Sa mère n’a rien osé lui dire sur son père. Doumi a fini par se remarier à Ouaga. Burkinabé depuis l’an 2000, père de jumeaux de 1 an, Doumi s’investit à fond pour Blaise Compaoré, préside un comité de soutien pour le Président. Mais la liberté, il ne l’a pas.
Comme Omar Saker, qui veut sa revanche : « Voir Pasqua en prison. Au moins un jour ou deux. Je lui enverrai des oranges.» Arrêté alors qu’il s’improvisait imam à Annonay (Ardèche), Saker a aujourd’hui 50 ans. Il en fait dix de moins, grâce au sport. Son adresse e-mail : « Omarathon ». «Je vais courir. Sinon, je me baladerais à Ouaga avec un entonnoir sur la tête.» Mais il refuse de partir en douce, avec un faux passeport. «Si je pars, le problème est réglé pour le Burkina. Or, je veux rester un caillou dans leur chaussure. On ne peut pas s’accommoder d’une injustice.» En France, ses trois enfants ont grandi sans lui. Il a ressenti «un mur» quand ils lui ont rendu visite : «Ils ont des questions à poser mais ça ne sort pas, ou ils ont honte.» Et Saker s’inquiète : «Si demain je rentre en France, je n’ai même pas un toit où coucher.» Sa femme a divorcé après qu’il l’a frappée. «Et qui va m’embaucher ? A mon âge, on me répondra « On vous rappelle. »»
Au début, ils ont cru être là pour quelques semaines, «le temps que l’opinion française se calme». Puis quelques mois. On leur a dit qu’il fallait attendre. Attendre l’élection présidentielle de 1995. Attendre… Puis «ça a pété à Saint-Michel», la station de métro parisienne, et chaque attentat ruinait leurs espoirs. Qui prendrait le risque de faire revenir en France des islamistes, ou étiquetés tels ? Personne. Ils ont cru à la gauche, en 1997, «on la pensait plus humaine». Mais rien. De temps en temps, ils exposent leur cas aux conseillers de l’ambassade de France (1). «Ils nous écoutent poliment puis disent : « On transmet. »»
Filles voilées
Ils se retrouvent de temps en temps pour discuter (2). Seul Chellah reste dans son coin. «Mon cas est à part», assure-t-il. Chellah, qui a travaillé vingt-cinq ans en France, était chef de chantier à Avignon. En 1990, il a retiré ses filles voilées de l’école publique. A son expulsion, la police lui a reproché d’aider des Algériens «à trafiquer des armes par le Maroc», notamment via son gendre d’alors, Abdelilah Ziyad. Chef d’un réseau islamiste responsable de l’attentat de Marrakech du 24 août 1994, Ziyad a pris huit ans de prison, le 9 janvier 1997, devant le tribunal correctionnel de Paris. Poursuivi dans la même affaire, Chellah a été condamné par défaut (en son absence) à deux ans de prison. «Il a été expulsé avant de pouvoir s’expliquer, regrette son avocat, Me Kamel Bouaouiche, pour qui onze ans de relégation contre deux ans de prison, c’est forcément exagéré. Me Bouaouiche a saisi le tribunal administratif de Marseille.
A Avignon, la fille de Chellah, Soumia, 30 ans, résume : «J’ai vu mon père un mois en onze ans. Ma mère n’en peut plus. Elle est à zéro, au RMI, elle est tout le temps malade et on ne sait pas quoi faire.» Dans sa lettre au juge Bruguière, Doumi se dit «prêt à payer» s’il est déclaré coupable de quelque chose. Sinon, il demande à «recouvrer [ses] droits, notamment ceux de rejoindre [sa] famille». Il attend la réponse.
(1) L’ambassade a refusé de répondre à nos questions.
(2) Le groupe comprend également Abdelkader Mechkour, qui n’a pas souhaité nous rencontrer.