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Ya bon Bolloré Quand Direct Matin célèbre « les apports de la colonisation »

                                                                                                                   Par Thomas Deltombe

 

Associé au Monde et à Courrier International, le « journal gratuit » Direct Matin se présente généralement comme  icon-align-justify le pôle « sérieux » de la branche média du groupe Bolloré. Depuis quelques semaines, prenant prétexte d’une exposition organisée par la « Mission du Cinquantenaire » des indépendances africaines avec le soutien du ministère de l’Education nationale et de la mairie d’Issy-les-Moulineaux [1], et en partenariat avec l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, Direct Matin dresse chaque jeudi le portrait de « ces personnalités qui ont œuvré pour l’indépendance ». Aimé Césaire ? Kwame Nkrumah ? Ruben Um Nyobè ? Frantz Fanon ? Amilcar Cabral ?… Non. Guidé par Pierre Gény, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences d’Outre-mer, le lecteur de Direct Matin est emmené vers de plus sages figures…

 

 

Le 20 janvier 2011, ce sont des anticolonialistes très « modérés » qui sont à l’honneur : Félix Eboué (1884-1944), Gabriel Lisette (1919-2001) et René Maran (1887-1960). Ces « ultras marins noirs » étaient « vus parfois par les Africains comme des traîtres », reconnaît Pierre Gény qui ajoute cependant qu’ils « ont servi de facilitateurs, de passeurs ». Le verbe « servir » est adapté : éminents collaborateurs de l’administration coloniale, ces trois hommes, présentés ici comme « artisans de l’émancipation », se montrèrent plutôt dociles et conciliants à l’égard du colonialisme triomphant. « Ils ont apporté leur sensibilité et leur couleur », indique M. Gény.

Toujours sous la supervision de Pierre Gény, la promenade historique vers « l’Afrique indépendante » se poursuit le 27 janvier avec un « focus » sur trois opposants africains à la conquête coloniale française, à la fin du 19e siècle : Behanzin (1844-1906), Lat-Dyor Diop (1842-1886) et Samory Touré (1835-1900). Quoique résistants, est-il précisé, ces « trois hommes qui ont pris les armes » furent finalement défaits par la « puissance logistique de leurs adversaires »… avant d’être soigneusement massacrés, emprisonnés ou exilés.

 

Par souci d’équilibre sans doute, Direct Matin abandonne les hommes « sensibles » et de « couleur » à partir du 3 février, pour s’intéresser à des gens plus sensés (et sans couleurs…) : les médecins français qui ont accompagné l’œuvre coloniale. Les bonnes actions de ces messieurs permettent au journal de poser enfin la question importante :

« Quels sont les apports de la colonisation ? ».

La réponse ne se fait pas attendre :

« Il est un secteur où tout le monde semble d’accord : les progrès dans le domaine de la santé ».

Et le bon M. Gény d’insister :

« Ces progrès en matière de santé vont être déterminants dans la construction des Etats et contribuer à leur indépendance ».

Et voilà comment Albert Schweitzer (1875-1965), Eugène Jamot (1879-1937) et Louis-Paul Aujoulat (1910-1973) [2], icônes et agents du colonialisme, deviennent des « personnalités qui ont œuvré pour l’indépendance »

La suite de la série, la semaine suivante, est encore plus stupéfiante. Qui sont les héros de l’indépendance africaine que célèbre Direct Matin le 10 février 2011 ? Nul autres que ceux qui ont conquis l’Afrique et soumis les résistants grâce à leur « puissance logistique » : Louis Faidherbe (1818-1889), Joseph Gallieni (1849-1916) et Joseph Joffre (1852-1931). Eh oui, ceux qui ont soumis une bonne partie de l’Afrique, n’hésitant pas à faire couler beaucoup de sang se retrouvent eux-aussi, par la magie du journalisme bolloréen, promus artisans de l’indépendance !

« Les militaires n’ont pas fait que conquérir des portions de territoires », justifie le journal :

« En Afrique, ils ont également pris part à leur aménagement. Construction de ports, de routes, de voies ferrées, édifications d’écoles, de dispensaires, autant d’infrastructures auxquelles ils ont contribué avec, pour but, la naissance d’un Etat viable ».

 

Pour comprendre cet étonnant traitement des « indépendances africaines » par Direct Matin, sans doute faut-il se tourner vers Vincent Bolloré lui-même, propriétaire du journal. Ayant pris le contrôle de divers groupes industriels coloniaux ces trente dernières années, l’homme d’affaires s’est en effet constitué un véritable empire africain, dont la principale spécialité est la « logistique » : « ports », « routes », « voies ferrées »… (cf. la vidéo institutionnelle sur les activités logistiques de Bolloré en Afrique, sur le site Bolloré.com, rubrique « Film », sous-rubrique « Transport et logistique Afrique »).

Évidemment, reconnaît M. Gény à propos des trois militaires qui sont passés «des champs de bataille aux chantiers»,

« toutes ces infrastructures avaient une visée stratégique, car elles permettaient d’assurer un meilleur contrôle des territoires ».

Parce que la « stabilité » maintenue à coup de fusil dans les néocolonies, mérite remerciement, le groupe Bolloré n’hésite pas à mettre la main à la poche lorsque quelque épouse présidentielle africaine désire, digne héritière de l’ordre colonial, bâtir à son tour « écoles » et « dispensaires »… [3] Faut-il rappeler que Vincent Bolloré, conquérant post-colonial et logisticien afro-milliardaire, est aussi un fervent catholique ?

« Impossible d’évoquer l’indépendance africaine sans parler du rôle de la religion. À ce titre, le christianisme, à l’instar de l’islam, a beaucoup œuvré en faveur de l’émancipation du continent noir… »

(Direct Matin, 17 février 2011)

 

P.-S.

Louis-Paul Aujoulat

 

Il faut avoir un solide sens de l’humour pour parler de Louis-Paul Aujoulat comme d’un homme qui s’est « impliqué en faveur de l’émancipation politique des pays africains ». Cela pourrait même faire hurler de rire grand nombre de Camerounais. Aujourd’hui inconnu en France, Aujoulat demeure en revanche célèbre au Cameroun, où il fut le grand architecte de la vie politique locale au lendemain de la seconde guerre mondiale.

S’étant installé au Cameroun comme médecin dans les années 1930, avec l’aide de la hiérarchie catholique française, Aujoulat devient la grande personnalité politique de ce « territoire international » quelques années plus tard. À la tribune de la toute jeune Organisation des Nations Unies (ONU), il est de ceux qui défendent avec le plus ardeur, en décembre 1946, le maintien de l’administration française sur ce pays où s’exprime pourtant avec de plus en plus de force un sentiment national.

Ce dévouement en faveur de l’empire français ne fut sans doute pas sans conséquence sur sa carrière politique. En 1949, il est nommé secrétaire d’Etat à la France d’Outre Mer, fonction qu’il occupera presque sans discontinuer jusqu’en 1953.

Convaincu que les Africains ont besoin de la France pour « progresser » et se « développer », Aujoulat ne cessera de combattre l’Union des Populations du Cameroun (UPC), le parti nationaliste camerounais créée en avril 1948. Ce mouvement, tranche-t-il en 1952, ne fédère qu’une « poignée de ratés et de mécontents ». Mais comme les idéaux nationalistes gagnent en popularité au cours des années 1950, le discours d’Aujoulat et de ses amis catholiques se radicalise. L’UPC est un ramassis de « communistes » téléguidés par Moscou et une organisation « satanique » qui prêche la « haine », la « discorde » et le « désordre ».

Aujoulat, au contraire, ne prêche que « l’amour » et « la paix » entre Français et Africains. Et rêve de « symbiose eurafricaine ». Lui-même, d’abord élu par les milieux ultra-colonialistes, décide bientôt de se faire élire – fraude électorale et pression de la hiérarchie catholique aidant – au « deuxième collège », réservé aux Africains. Avec cette explication étonnante :

« Ma peau est peut-être blanche, mais mon cœur est plus noir que l’homme noir lui-même ».

« Ami des Noirs », le bon docteur Aujoulat est surtout un farouche ennemi de l’indépendance camerounaise. Mais, sachant que le vent de l’histoire emporte les récalcitrants, il tente d’en orienter le courant. Il se dépense notamment pour susciter chez les Africains, politiciens locaux ou étudiants envoyés en « métropole », les vocations de « nationalistes modérés » capables de contrer l’UPC.

Objectif : vider le mot « indépendance » de son contenu. Il faut, explique le parti politique d’Aujoulat, le Bloc Démocratique Camerounais (BDC) en 1955,

« non pas cette indépendance trompeuse [prônée par l’UPC] parce qu’elle risque d’être vide, mais une indépendance plus sûre : l’autonomie ».

Toute la stratégie d’Aujoulat est là : donner un peu pour garder l’essentiel. L’année suivante, sans surprise, Aujoulat applaudit la loi-cadre Defferre (1956-57) qui vise précisément à offrir quelques miettes de souveraineté à une élite africaine docile et soigneusement sélectionnée, au détriment de l’indépendance totale et véritable que réclame le mouvement nationaliste.

C’est de ce processus d’anesthésie des aspirations populaires qu’est née cette nouvelle forme de colonialisme, le colonialisme indirect, qui prendra bientôt le nom de « néocolonialisme ». Et c’est pour cette raison que les deux présidents qu’a connu le Cameroun depuis « l’indépendance » du 1er janvier 1960, Ahmadou Ahidjo (1960-1982) et Paul Biya (depuis 1982), sont aujourd’hui encore qualifiés d’ « aujoulatistes » par les Camerounais. Car eux, contrairement aux lecteurs de Direct Matin, savent comment fut sélectionnée et arrosée, au moment des « indépendances », la fine fleur de la vie politique de leur pays.

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